LES NEGRES (published in 1843)(1)

editor's note: 5 years before french slavery's abolition

        Parmi les faits généraux qui dominent dans l'histoire crue de l'Humanité, il n'en est pas de plus extraordinaire peut-être et de plus frappant que le sort cruel auquel toute une race d'hommes, la race nègre a été dévouée par la cupidité d'une autre race, la race blanche depuis la fin du seizième siècle jusqu'à nos jours. Cette violation odieuse des droit humains, commise de toutes parts sans dissimulation, sans mystère, comme une action ordinaire, simple, raisonnable, naturelle, au mépris de l'Évangile, à qui l'on attribue la gloire d’avoir aboli l'esclavage antique; cette institution de barbarie primitive, prenant et conservant une position intacte et respectée au sein même de la civilisation la plus avancée; la légitimité, enfin de l'esclavage professée au dix-neuvième siècle, ce sont là choses qui exciteraient le plus vit étonnement Si l'habitude ne les avait rendues, pour ainsi dire, indifférentes, et ne les avait rangées parmi ces questions jugées et qu’on ne discute plus. Ecrites vers la fin du dernier siècle, ces paroles auraient eu presque alors toute l'audace d'une première hostilité; aujourd’hui elles commencent à devenir banales, quoique la victoire sur l'aristocratie de la peau, suivant l'expression d'un champion des noirs, ne soit pas encore absolument gagnée. L'histoire de la race victime, de la race opprimée, à laquelle ses titres d'espèce humaine doivent être peu à peu restitués, offrirait des pages du plus puissant intérêt ; à défaut de cette histoire complète, nous essaierons du moins de tracer un tableau sommaire de la déplorable condition des nègres, depuis le jour où ils naissent pour le malheur sur le rivage de l'Afrique, jusqu'au moment où ils meurent esclaves loin de leur terre natale.

        Si l'on cherche comment se forma et se développa la pensée première de l'asservissement des nègres, on trouve l'origine dans la simultanéité des deux grands événements du seizième siècle l’établissement des Espagnols dans le monde américain et les progrès des Portugais sur les côtes occidentales de l’Afrique. Les européens comprirent bientôt que la puissance végétale du sol de l’Amérique était une source de richesse encore plus féconde que les mines enfouies dans son sein, et que les épices annuellement recueillies vaudraient plus que l'or qui ne reproduisait pas. Mais les bras manquaient pour tirer de la terre par la culture les trésors qu’elle renfermait une guerre d’extermination avait fait disparaître les populations indigènes, et les européens ne pouvaient pas supporter sous ce ciel meurtrier les fatigues de l'agriculture. Il fallait donc chercher des travailleurs qui, nés sous la zone brûlante, fussent à l'épreuve du climat américain : tels devaient être les habitants de l’Afrique, centrale, que les victoires des Portugais commençaient à faire connaître et répandre sur le Continent européen. Les nations blanches de l'Europe décidèrent, en conséquence, que les tribus noires de l'Afrique seraient réduites en esclavage et transplantées en Amérique pour y remplacer les peuplades rouges que le fer et le feu avaient anéanties, et pour y cultiver la terre.

        Non seulement les Nègres semblaient propices à l'usage pour lequel ils étaient convertis, mais ils paraissaient en outre, par leur condition physique et morale, devoir rendre facile l'accomplissement des projets formés sur eux., Religion, gouvernement, état social, vie domestique, tout portait dans la Nigritie l'empreinte de la barbarie la plus sauvage , de l’ignorance la plus grossière. Un animal, un oiseau , une plante, une pierre, l'eau, le vent, le soleil, la lune, tout ce qui produisait une impression sur les sens d'un Nègre et qui frappait son imagination , devenait pour lui un objet d'affection ou de terreur superstitieuse, une divinité à laquelle des sacrifices humains étaient offerts. Toutes les formes de pouvoirs publics qui régissent les sociétés se trouvaient chez les Nègres; mais tous ces pouvoirs, soit qu'ils fussent monarchiques, aristocratiques ou démocratiques s'exerçaient avec l’exagération la plus illimitée tel roi possédait en pleine propriété tous les premiers-nés du royaume; tel autre avait le monopole exclusif des mariages; celui-ci enfin mesurait à sa guise le temps pendant lequel il était permis à ses sujets de se divertir. Les privilèges des castes n'étaient pas moins exorbitants ici les nobles seuls pouvaient tuer certains animaux et manger certaines Viandes, et là les classes inférieures étaient reconnues absolument incapables de posséder des terres.

        Des traces de modération et de moralité ne se rencontraient pas plus dans la famille que dans la Cité, ou plutôt la famille n'existait pas. Partout se pratiquait la polygamie, partout l'autorité maritale et paternelle sévissait avec toute la rigueur d'un despotisme pur, et, dans quelques contrées, comme chez les anciens Spartiates, les ennemis faibles ou infirmes étaient impitoyablement mis à mort. Les Européens, qui avaient la force et l'adresse, devaient exploiter avec le plus complet succès une société composée d'éléments pareils, et ainsi régie par des passions violentes et brutales. Ils les stimulèrent encore et les poussèrent jusqu'à la frénésie.

        Ils arrivèrent sur les côtes de l'Afrique avec les produits des arts de l'Europe et, les faisant briller aux yeux des Nègres, il les leur offrirent en échange d'un homme, d'une femme. Avides de choses nouvelles, et impétueux dans leurs désirs comme tous les sauvages, les Nègres tendirent aussitôt tous leurs efforts et toute leur industrie pour se procurer l'objet demandé par les blancs, afin d'obtenir en retour le prix par lequel on les tentait. Bientôt , sous cette nouvelle influence, le littoral de l'Afrique présenta un spectacle plus douloureux encore que celui qu'il présentait naguère dans sa barbarie indigène. Toutes les peuplades se mirent en guerre les unes contre les autres pour faire des prisonniers la confiscation de la personne du coupable devint la peine uniforme portée par les souverains contre tous les délits, si minimes qu’ils pussent être; et quelque fois quand les demandes étaient pressées, ils augmentaient les résultats de ces moyens, réputés légaux, par l’enlèvement en masse des habitants d’un village, d'une bourgade. A l'imitation des rois qui décimaient leurs sujets, les classes nobles maraudaient dans les classes inférieures les individus se tendaient réciproquement des pièges: les voisins , les amis, tâchaient de se surprendre les un les autres; les pères vendaient leurs enfants au moment où ils allaient être vendus par eux.

        Pendant plus de deux siècles les Nègres de l'Afrique n’eurent qu'une passion, qu'un intérêt, qu'une occupation l'échange de leurs semblables contre les rebuts des fabriques et des manufactures de l'Europe. Dans un tel état de choses, leur barbarie ne put que s’accroître, d'autant plus que les Européens dont cette épouvantable anarchie morale favorisait les spéculations, mettaient tout leur art à les plonger de plus en plus dans l’abrutissement et dans la dépravation. Lorsque, vers la dernière moitié du dix-huitième siècle, quelques missionnaires, quelques philanthropes, voulant réparer en partie les maux causés à la race noire par leurs frères en couleur, s'efforcèrent d'introduire dans l'Afrique idolâtre ou mahométane le plus puissant agent de civilisation , le christianisme, on vit les marchands blancs d'esclaves soulever contre eux les Nègres et dévaster leurs établissements naissants. Moraliser l'Afrique c’eût été en effet, détruire l’esclavage dans l’avenir.

        Les produits de ces guerres entre peuples, de ces brigandages exercés par les souverains et les classes privilégiées, de ces guet-apens préparés entre concitoyens, de ces trahisons et de ces violences commises au foyer domestique, les profits de ces crimes publics et privés étaient jetés dans des navires sur lesquels flottaient sans honte les pavillons de toutes les nations de l'Europe. Les négriers, pour appeler la profession par son nom, donnaient en échange de menus articles de marchandise de nulle valeur, et souvent cependant pour augmenter encore leurs bénéfices énormes, de trafiquants se faisant pirates ils remontaient les fleuves dans leurs barques, et enlevaient tous les Nègres qu'ils pouvaient surprendre le long des rives; puis quand le navire avait reçu sa complète cargaison ils se dirigeaient vers le continent ou vers les îles de l'Amérique, laissant les frères de ceux qu'ils emportaient à l'œuvre pour lui préparer un chargement à son prochain retour. L'intérieur de ces vaisseaux négriers était un théâtre de misères et de douleurs plus affreuses encore que celles que renfermaient les pontons anglais, de si terrible renommée. L'air, l'espace, l'aliment y étaient mesurés aux Nègres avec la dureté inflexible et l’ingénieuse parcimonie de l'avarice et, pendant que leur corps à la gêne subissait toutes les souffrances matérielles, les souvenirs de la patrie qu’ils quittaient pour jamais et les sombres images d'un esclavage sans fin sur une terre inconnue torturaient leur esprit. Aussi la maladie parmi les plus faibles, et le suicide parmi les plus énergiques ravageaient chaque série de victimes, et le vaisseau, malgré la rapidité forcée avec la quelle il fuyait, ne contenait plus à beaucoup près lorsqu'il touchait le rivage, tous ceux qu'il avait reçu c'était par ce cruel intermédiaire entre la liberté et l’esclavage qu'on préparait en quelque sorte les Nègres au sort qui les attendait sous la domination des colons.

        A peine débarqués, les Nègres étaient menés au marché et livrés aux regards dans un état de nudité complète, pour qu'aucun vice de conformation ne pût être caché. Après avoir essuyé toutes les minutieuses investigations qu’un maquignon fait subir au cheval qu'il marchande l'Africain était mis à prix, selon son âge selon sa force et selon son origine; car les connaisseurs n'estimaient pas également toutes les races nègres. Les unes étaient disposées à l’ivrognerie et à la paresse les autres à la malpropreté; celles ci manquaient d’adresse et d'intelligence, celles là avaient l'instinct du vol; quelques unes, d'humeur sombre et mélancolique, auraient répandu la tristesse sur tout un camp; Il s'en trouvait enfin dont la fierté ne se façonnait jamais a l’esclavage et qui s'affranchissaient par le suicide ou par la fuite. Ces marchandises de rebut tentaient peu les acheteurs, tandis que les individus appartenant à des castes renommées pour leurs qualités physiques et morale, étaient vivement disputés aux enchères.

        On laissait d’abord le nouvel esclave dans une sorte de repos, pendant lequel ou l'acclimatait, on le dressait, et pendant lequel aussi on s'efforçait de connaître son caractère et son aptitude spéciale puis on le mêlait au troupeau. Les Nègres subissaient tous les travaux que remplissent dans nos contrées les ouvriers, les manœuvres, les portefaix, les paysans, les bêtes de somme et de trait, et ces travaux étaient forcés dans toute la terrible valeur du mot. Assurés de leur subsistance, n'ayant aucun prix proposé à leurs efforts, sans espoir, sans émulation, les Nègres, d'ailleurs naturellement indolent, n'agissaient que sous l'influence permanente de la force matérielle. La lutte était donc continuelle entre la nonchalance passive de l'esclave et l'énergique volonté du maître pour le stimuler le maître excité par la cupidité, trouvant toujours qu'on ne faisait pas assez et voulant qu'on fit davantage; l'esclave, au contraire jugeant qu'il faisait trop, si peu qu'il fît, et tendant toute son industrie pour faire moins encore. Le maître étant tout-puissant et l'esclave sans défense, on comprend quels cruels abus de pouvoir devaient résulter d'un conflit pareil. Il faut cependant reconnaître qu'il y a souvent eu exagération dans les hideux tableaux qui ont. été tracés de l'esclavage colonial. Les sentiments d'humanité qui n'étaient pas absolument éteints dans le cœur des colons, et leurs intérêts qu’ils savaient tous calculer, créaient pour les Nègres des garanties que les lois lie leur donnait pas. Les colons, pour la plupart, ne déployaient leur autorité qu'autant qu'une nécessité légitime (à leurs yeux du moins) l'exigeait, et n'infligeaient de châtiments que pour combattre une paresse systématique, pour punir des fautes commises et pour corriger des vices.

        Ces châtiments étaient de diverse nature. Un des plus odieux consistait dans l'application d'un certain nombre de coups de fouet, que la victime recevait assujettie debout à un poteau ou couchée par terre à plat ventre et attachée à des pieux par les pieds et par les mains. Le fouet, emmanché très court, était composé de lanières de cuir d'une excessive longueur, fortement tressées et terminées par une mèche très fine; chaque coup, appliqué par une main exercée, déchirait la peau et entamait la chair néanmoins le patient en devait quelquefois supporter jusqu'à cent. Cette arme redoutable était confiée à des Nègres d'élite qui, sous le nom de commandeurs, faisaient fonction de lieutenants du maître. Ils prenaient position derrière les bandes de travailleurs l'œil ouvert sur tous les mouvement, et touchant de temps en temps les retardataires de l’extrémité de leur fouet qu'ils faisaient claquer sans cesse pour ranimer le zèle. Le fouet n'était pourtant ainsi en permanence aux mains du commandeur que par mesure comminatoire, et pour ainsi dire comme insigne de dignité car on le réservait généralement pour punir les fautes les plus graves. Les délits moindres avaient pour peines correspondantes le rotin, le martinet, ou bien encore, dans quelques colonies, l'instrument que notre gravure représente manié par un colon du Brésil Cet instrument, imité de la férule, tant maudite des écoliers au temps de nos aïeux, et qu'on retrouverait peut-être encore dans des écoles de village, était une palette de bois ou de cuir, avec laquelle on frappait le coupable sur la paume de la main, ou sur le bout des doigts. Quelque cruels que fussent tous ces modes de punition, les Nègres les craignaient moins encore que des châtiments d'un autre ordre, tels que la privation des jours consacrés au repos et l'incarcération dans une prison. Cette peine de la captivité , si redoutée des esclaves, recevait une aggravation dans plusieurs colonies retenus par le pied au moyen de deux entailles semi circulaires pratiquées dans deux pièces de bois qu'on rapprochait dès que la jambe y était introduite, les prisonniers étaient obligés de rester immobiles à la même place pendant tout le temps de leur détention.

        C'était là une vie de douleurs et de misères; cependant les Nègres, rompus par l'habitude, la supportaient non seulement avec résignation, mais même avec les apparences de la joie et du bonheur, et leurs camps, en général, présentaient un aspect plus riant et plus prospère que celui de la plupart des villages d'Europe. Mais, sur chaque domaine, quelques individus faisaient exception à ces dispositions de la masse ceux là n’acceptaient jamais l'esclavage et ses conséquences; leur haine contre leurs maîtres était toujours brûlante, toujours à l'œuvre, et leur vengeance était d'autant plus certaine et plus dangereuse, qu'ils procédaient avec lenteur, avec ruse et mystère. L'empoisonnement qu'ils excellaient à préparer et à exécuter, et qui peut s'accomplir sans que la main soit saisie sur le fait, était leur représailles favorite; ils le dirigeaient contre leur tyran et sa famille, et aussi contre leurs frères en esclavage et contre les bestiaux parce qu'ils savaient que léser le colon dans ses intérêts, c'était le blesser au plus vif. Le feu qui est encore une des armes que la faiblesse timide recherche pour se venger, se déclarait tout à coup et dévorait les maisons et les récoltes, et le Nègre incendiaire se distinguait parmi les plus empressés à éteindre les flammes qu'il avait allumées. D'autres récalcitrants, d'un caractère plus énergique, se mettaient en révolte ouverte, ne pliaient, ne capitulaient jamais, bravaient les supplices avec une constance extraordinaire, tramaient sans cesse des complots que les dénonciations de faux complices d'une autre caste faisaient toujours échouer (car les rivalités nationales se retrouvent parmi les esclaves des colonies plus ardentes encore que sur les côtes d'Afrique, et fuyaient enfin dans les forêts pour y mener la vie sauvage et vagabonde de leur pays natal. Les colons donnaient la chasse à ces fugitifs, mis à prix sous le nom de Nègres marrons, comme on poursuit les bêtes carnassières, les ours et les loups et les faisaient relancer par des chiens courants. Le Nègre marron qu'on parvenait à saisir vivant recevait, après avoir passé sous le fouet du commandeur, un collier de fer armé de fortes pointes, longues de deux pieds environ. Cet appareil assez semblable au carcan que les fermiers mettent aux animaux pour les empêcher de traverser les haies, était destiné à prévenir une nouvelle évasion, en ne permettant pas à celui qui le portait de circuler dans les bois. La mort, sous le fouet ou par une balle, était toujours le dénouement de ces luttes; la Victime au moment de succomber, se consolait en songeant qu'elle échappait à l'esclavage et que son maître y perdait quelques centaines de piastres.

        Le sort des Nègres esclaves variait à l'infini, non seulement suivant le caractère individuel de leurs maîtres, mais encore suivant la nation à laquelle le colon appartenait, suivant la partie du monde où était située la colonie, suivant le travail auquel le Nègre était condamné, et enfin suivant son état de Nègre de campagne ou de Nègre de ville. L'esclavage était tout autre dans chacune de ces positions ; et si dans certaines d’ente elles on pouvait trouver des existences de Nègres plus douces peut-être que celles de nos ouvriers les plus heureux on pouvait aussi arriver, en passant par toutes les gradations, à des conditions beaucoup plus misérables que celles des forçats. Ces appréciations, au reste, ne seraient que d'un intérêt secondaire. Heureux ou malheureux, les Nègres n'en étaient pas moins, en leur qualité d'esclaves, les victimes d'un attentat flagrant contre leurs droits et leur dignité d'homme; et par des considération de religion, de morale, de philosophie, et peut-être aussi de politique, ou doit s'applaudir des efforts efficaces que les principales puissances européennes ont tentés depuis quelques années contre l'esclavage. L'Angleterre et la France, auxquelles se sont peu à peu associés les autres gouvernements, après avoir détruit la traite en l'assimilant à la piraterie, ont encore attaqué le mal à sa source en établissant sur la côte d'Afrique des foyers de civilisation. Enfin l'Angleterre, complétant ses mesures, a tout nouvellement aboli l’esclavage dans ses colonies, et en France vient de s'organiser une association qui tend à obtenir les mêmes résultats dans les colonies françaises. Le temps n'est peut-être pas bien éloigné ou. les peuplades nègres de l'Afrique, admises sur un pied d'égalité dans la grande famille des nations, trafiqueront, non plus de leur chair et de leur sang mais des produits de leur sol, et où les populations noires des colonies s’incorporeront dans la société pour y occuper le rang d'ouvriers et d'agriculteurs.

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